2015 : On aurait pu penser que lorsque le monde s’effondrerait, il le ferait de manière spectaculaire, que le sol s’ouvrirait pour cracher ses nuées de démons depuis les enfers mais en réalité il s’est effondré comme il s’effondre toujours, dans la banalité du quotidien. Il s’est effondré comme pour des milliers de gamins et d’adultes avant toi entre quatre murs d’un bureau sans âme, sur le cuir trop lisse d’un fauteuil en cuir coûteux, il s’est effondré dans les mots d’un C.E.O comme tous les autres, d’une banalité cruelle : plus assez de chiffres, plus assez de ventes, plus assez de personnes pour vous aimer et s’enthousiasmer autour de vos six noms, vous étiez rentré en tant que Firefly, vous ressortirez anonymes aux panthéons de tout ceux qui se sont plu à rêver trop grand.
Tu l’as bien sentie, la main du leader qui pressait la tienne, mais tu n’as pas esquissé le moindre geste en retour, tu savais très bien ce qu’il devait penser, lui, après toutes ces années à tenter de vous protéger, de t’épargner alors qu’il était tout aussi démuni que toi : que c’était un mal pour un bien après tout ce qu’ils vous avaient fait subir ici, que tous les prix de tous les rêves n’étaient pas toujours bons à payer et il avait raison, même du haut de tes dix-sept ans tu en avais conscience mais toutes tes pensées étaient tournées vers une seule et même personne, vers l’ombre qui avait toujours pesé sur toi Taeho et tout l'éventail de ses réactions qui t’obsédait. Tu espérais secrètement qu’il comprenne enfin, l’épuisement, la douleur, les angoisses, qu’il voit vraiment le délabrement physique et psychologique de son propre petit frère, que l’homme aux rêves brisés en lui serait rassasié de ces trois années de gloire que tu lui avais donné mais tu en doutais, tu l’avais toujours imaginé en monstre de livres pour enfants, insatiable, qui ne s’arrêterait pas avant de t’avoir propulsé sur les toits du monde, qu’importe si à la fin il n’y avait plus rien en toi, si à la fin tu n’étais plus qu’une marionnette à qui on disait de danser ou de chanter.

Tu l’as quitté cette salle, anonyme et plus firefly, tu as promis bien sûr de rester en contact avec ces cinq autres qui t’avaient aidé à grandir, avec qui tu avais tant souffert que la souffrance avait cousu un lien indéfectible entre vos coeurs et tu es rentré, à pieds pour gagner du temps, sous la pluie comme un mois morose de novembre.

Taeho était dans l’entrée avant même que la porte ait fini de se refermer derrière vous et dans son étreinte il murmurait ”C’est rien Yuyu, on va te changer d’agence, on va recommencer, on va y arriver”, toi toujours une extension de lui alors c’est ce que tu as fait.  Recommencé.

2023 : Tu avais reçu la nouvelle et tu savais qu’évidemment lui aussi, qu’à l’instant même où tu franchirais la porte de la maison il serait dans l’entrée, célébrerait ta réussite comme si c’était la sienne, tes accomplissements comme s’il s’agissait des siens.
Tu l’avais laissé faire, longtemps, mais ce soir tout serait différent, tu avais passé les derniers mois de discussions en discussions pour réussir à dissocier ses désirs des tiens, pour réussir à comprendre où s’arrêtait Taeho et où commençait Yujin et toi, les autres, tout le monde, en était arrivé à la même conclusion, les mêmes mots qui effondreraient son univers à lui et libéreraient le tien.

”Je ne veux plus que tu aies la moindre implication dans ma carrière. Ce qu’il se passe avec Astral me concernera, moi, et je ne veux pas que ce soit un sujet entre nous, je ne veux pas qu’on en discute, je ne veux pas de conseils. Rien”

Si on t’avait dit un jour que le silence pouvait être assourdissant tu ne l’aurais pas cru et pourtant il était tel que tu avais l’impression de pouvoir même entendre les battements erratiques de ton propre cœur.

”Pourquoi ?”

Tu aurais bien aimé dire qu’il se moquait ouvertement de toi, qu’il jouait l’innocence la plus totale mais tu connaissais trop bien son visage, chacune de ses micro expressions et les plus légères inflexions de sa voix pour savoir qu'il était irrémédiablement honnête.

”Je n’avais même pas encore fêté mes dix ans quand tu m’as fait commencer l’entraînement, j’en avais quatorze pour les debuts de Firefly, dix-sept quand ça s’est terminé. J’étais épuisé, j’étais malade, j’étais encore traumatisé par tout ce qu’ils nous avaient fait vivre dans cette agence et tout ce que tu as trouvé de mieux à faire ça a été de me pousser à recommencer immédiatement, à ton avis Tae, pourquoi je ne veux plus que tu aies ton mot à dire ?”

”Mais tu aimais ça…Au début tu…Et tu ne te plaignais jamais…Je pouvais pas…”

”Mais quelle place j’avais pour me plaindre Tae ? Quel autre choix j’avais que d’aimer ? Tu t’es mis à ma place une seule seconde ? J’étais un gosse et je savais que je t’avais volé tes rêves parce que j’existais, évidemment que je voulais te rendre fier, me racheter et que je pouvais pas te dire à quel point c’était terrifiant les regards, les mots des journalistes sur nous, les fans qui réussissaient parfois à s’introduire chez nous, à nous suivre jusque dans les toilettes des aéroports…”

”Et tu…voudrais faire autre chose ?”

”Faire quoi ? Je sais rien faire d’autre, ça fait quinze ans que je donne tout à cette industrie. Je veux juste qu’Astral ce soit moi et pas toi, je veux pouvoir protéger les plus jeunes comme personne a été foutu de me protéger moi, ça te parait si invraisemblable comme demande ?”

Le silence encore et puis le tintement de deux verres servis, un avec alcool, un sans alcool.

”A la tienne, petit frère”

”Ouais…A la tienne”

Ainsi on enterre les non dits.